Grand destin: Alexander Fleming, le père de la pénicilline

Cet article est paru dans le magazine Notre Temps , N°664
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Le 11 mars, soixante-dix ans après sa disparition à 73 ans, Alexander Fleming sera célébré partout dans le monde: sa popularité reste intacte tant sa découverte de la pénicilline a drastiquement réduit la mortalité due aux maladies infectieuses et ainsi allongé l'espérance de vie. Il est aujourd'hui encore l'un des symboles le plus convaincant de la "sérendipité", cette aptitude à voir le potentiel d'une découverte inattendue.
La quête d'un médicament contre les maladies infectieuses
Londres, 3 septembre 1928. Enfin, il va retrouver son cher laboratoire, niché au deuxième étage de l'aile Clarence de l'hôpital St Mary's*. Il a profité de chaque instant de sa semaine de vacances dans son Écosse natale, mais rien ne le comble plus que les heures passées penché sur son microscope. Depuis son premier jour au sein du département d'immunologie, vingt-deux ans plus tôt, le médecin spécialisé en bactériologie est l'un des chercheurs les plus assidus dans la quête d'un médicament contre les maladies infectieuses. À 47 ans, Alexander Fleming a pour l'instant eu plus de déconvenues que de triomphes, mais rien ne le décourage.
La syphilis, la tuberculose ou le choléra restent d'effroyables fléaux qui tuent neuf patients sur dix. Quant à la septicémie, il l'a vue décimer les troupes pendant la guerre de 1914-1918, alors qu'il était médecin militaire sur le front français, à Boulogne. Il avait alors constaté avec horreur que le principal remède à disposition, les antiseptiques, pouvait faire plus de mal que de bien en détruisant les défenses immunitaires naturelles. Dès 1915, il avait alerté ses confrères en publiant une étude sur le sujet dans le Lancet, prestigieuse revue scientifique britannique (**). Mieux utiliser un traitement, c'est un progrès, certes, mais bien dérisoire. En 1918, la pandémie de la grippe dite "espagnole" l'avait encore tristement confirmé. La bataille contre les bactéries ne pouvait se gagner qu'en amont avec des vaccins et en aval avec un produit naturel ou chimique… qui n'existait pas encore.
* Restauré dans son état de 1928, le laboratoire d'Alexander Fleming à l'hôpital St Mary's, à Londres, est aujourd'hui un musée (www.imperial.nhs.uk).
** À lire dans les archives numériques de la revue, sur thelancet.com.
Little Flem
Le directeur de son département, Almroth Wright (1861- 1947), célèbre pour avoir mis au point un vaccin contre la typhoïde en 1896, ne jurait que par la prévention… Mais "Little Flem", comme l'appelaient amicalement ses collègues, voulait aussi explorer la voie thérapeutique. "Petit", Fleming l'était en effet et par la taille (1,62 mètre), mais certainement pas par son esprit visionnaire et sa puissance de travail. Imperturbable malgré les sarcasmes de son supérieur, il gardait son cap. En 1910, lorsque Paul Ehrlich et Sahachiro Hata avaient découvert le Salvarsan, un dérivé de l'arsenic efficace contre la syphilis, il avait été l'un des tout premiers à en voir le potentiel et à en affiner l'usage. Les patients qui affluaient dans son cabinet lui firent une réputation flatteuse. Ce premier succès n'ébranla en rien une modestie qui allait devenir légendaire.
En franchissant le seuil de son laboratoire où s'affaire un de ses assistants, Fleming est satisfait d'y découvrir son chaos habituel! Les boîtes de Petri empilées sur la paillasse depuis son départ en vacances ont-elles des secrets à lui révéler? C'est au coeur de ces coupelles transparentes que le savant teste ses hypothèses et analyse méticuleusement les réactions de la nature. Et s'il ne comprend pas d'emblée ce qu'il observe, c'est une raison supplémentaire de creuser le sujet! "Si j'ai un conseil à donner au jeune chercheur, c'est de ne jamais négliger ce qui sort de l'ordinaire. Il se peut que l'incident ne mène à rien ; il se peut aussi qu'il soit la clef qui ouvrira une porte vers la découverte. Cela ne veut pas dire que nous devons attendre, passifs, que le hasard intervienne. Nous devons travailler, travailler durement et connaître notre sujet."
Dès 1922, cette doctrine lui a permis d'isoler le lysozyme, une protéine présente notamment dans les larmes et le blanc d'oeuf, dont il découvre, à grand renfort de germination en boîtes de Petri, qu'elle a un effet antibactérien. C'est le premier antibiotique naturel identifié! Malheureusement, elle n'est efficace que sur les germes les moins virulents. Qu'importe, sa méthode est confirmée et il redouble d'efforts. En ces temps d'accélération des connaissances scientifiques, Fleming est aussi profondément inspiré par les pionniers de la microbiologie, à commencer par Robert Koch (1843-1910), découvreur de la bactérie responsable de la tuberculose en 1882. Mais c'est surtout Louis Pasteur (1822- 1895), inventeur du vaccin contre la rage en 1885, qu'il admire. Il ne rate d'ailleurs jamais une occasion de citer le célèbre savant français qui estimait que "le hasard ne favorise que l'esprit préparé". Celui de Fleming est fin prêt lorsqu'il pénètre dans son laboratoire, ce 3 septembre.
Un champignon miraculeux dans une boîte de Petri
Alors qu'il jette un oeil sur ses cultures de staphylocoques, une mutation attire son attention: "Ceci est bizarre", dit-il placidement à voix haute, en montrant une coupelle à son collègue. Comme souvent, une moisissure s'y est développée, probablement un champignon entré par la fenêtre ouverte, porté par la chaude brise de fin d'été. Mais ce qui lui semble "bizarre", c'est qu'autour de la moisissure, les colonies de staphylocoques se sont dissoutes. Immédiatement, il prélève un échantillon de la mousse d'un blanc verdâtre qu'il va cultiver pour ses futures expériences. Quant à la boîte de Petri, il la met à l'abri. Et la conservera toute sa vie! Le chercheur abandonne aussitôt tous ses travaux en cours pour se consacrer entièrement à l'étude du champignon miraculeux.
Cette lucidité et l'anticipation du matériel nécessaire pour explorer le phénomène relèvent bien de "l'esprit préparé" vanté par Pasteur. Le champignon, bientôt identifié, s'avère être un pénicillium. Sur le modèle de la "digitaline", issue de la digitale, Fleming nomme donc la substance qu'il va chercher à extraire, la "pénicilline". Il n'est en réalité pas le premier à s'intéresser à cette moisissure qui apparaît souvent sur le fromage: en 1896, le médecin français Ernest Duchesne (1874-1912) avait publié une étude sur le potentiel thérapeutique de plusieurs champignons dont une variante du pénicillium. Mais, à l'inverse de Fleming, il ne va pas s'entêter face à l'indifférence du monde scientifique.
Aussi étonnant que cela puise paraître avec le recul, la découverte que Fleming corrobore par de nombreux tests n'intéresse pas ses confrères! En 1929, son article résumant ses conclusions attire peu l'attention. Il en avait pourtant grandement besoin pour trouver les chimistes capables de l'aider à extraire, purifier et produire en quantité cette pénicilline qu'il appelait "mon bébé". Dans les années qui suivent, il reprend ses autres activités mais sans jamais l'abandonner…Il engage plusieurs biochimistes successifs qui échouent tous à purifier et stabiliser la précieuse substance. Faute d'assez de pénicilline pure, les essais cliniques piétinent. Fleming n'en continue pas moins à publier inlassablement le fruit de ses recherches, soulignant notamment l'absence totale de toxicité ou d'effets secondaires. Il n'hésite pas non plus à donner des échantillons à tous les confrères intéressés, en espérant que l'un d'eux aura plus de succès que lui.
En 1935, un médicament antimicrobien de synthèse fait irruption dans la pharmacopée: le Prontosil, appelé à devenir une famille d'antibiotiques, les sulfamides. Mais le traitement provoque des allergies et de l'accoutumance. Défauts qui n'échappent pas à Fleming, qui confie à un ami: "J'ai quelque chose de bien meilleur que le Prontosil, mais personne ne veut m'écouter et je n'ai pu trouver ni un médecin pour s'y intéresser ni un chimiste pour le purifier." Le constat peut sembler amer, pourtant Fleming ne perd pas espoir. L'année suivante, avec le flegme et la circonspection qui le caractérisent, il tente à nouveau de se faire entendre, cette fois lors d'une conférence au deuxième congrès international de microbiologie. En vain, malgré la présence des meilleurs savants de la planète.

Curiosité et patience pour un scientifique élevé dans une ferme
D'où vient la force tranquille qui lui fait traverser cette période sans flancher? Il dira lui-même que sa "plus grande chance a été d'être élevé comme un membre d'une famille nombreuse, dans une ferme"… écossaise où, septième sur huit enfants, il voit le jour le 6 août 1881, à Darvel. "Nous n'avions pas d'argent à dépenser, nous n'avions pas non plus de dépenses. Nous devions nous créer nos amusements, mais c'était facile: n'avions-nous pas les animaux de la ferme, les poissons et les oiseaux? Surtout nous apprenions inconsciemment mille choses qu'un citadin ignorera toute sa vie." La nature, de sa beauté à son rythme propre, lui inspire à la fois curiosité et patience. Peu bavard et disert sur ses émotions, il se fera vite connaître pour la pertinence de ses remarques qu'il n'hésite pas à formuler si une erreur doit s'en trouver corrigée.
Pour autant, la médecine n'est pas une vocation précoce. À 12 ans, lorsque la question de son avenir se pose, il laisse ses parents choisir pour lui la poursuite d'études à Londres, plutôt qu'une vie de fermier. Il est pris en charge par son frère aîné, jeune médecin peinant à s'installer, qui lui conseille une carrière plus sûre que la sienne. Alexander obtempère. Il décroche brillamment son diplôme de l'école polytechnique de Regent Street et travaille pendant quatre ans dans une entreprise de navigation. Si son frère n'avait pas estimé qu'il y gâchait son intelligence, peut-être n'aurait-il jamais touché un microscope! À nouveau étudiant, il va prendre goût à la médecine et obtient tous ses examens à la première place. Mais c'est le hasard (déjà!) qui le fait entrer dans le département d'immunologie: sportif doué, notamment au waterpolo et au tir, il se fait recruter d'abord pour renforcer les équipes du laboratoire! Le soutien indéfectible de sa femme, qu'il épouse en 1915, va aussi beaucoup l'aider: Sarah Marion McElroy, une infirmière en chef propriétaire de sa propre clinique, va même renoncer à sa carrière pour s'occuper de lui et élever leur unique enfant, Robert, né en 1924. Malgré sa lubie pour la pénicilline, ses travaux et sa personnalité sont aussi très respectés de ses pairs. Il fait d'ailleurs une brillante carrière à l'hôpital St Mary's où il finira par remplacer son mentor, le directeur Wright.
Dix ans après sa découverte, la pénicilline est toujours injustement sous-estimée. Alors comment, en quelques années, la situation va-t-elle complètement s'inverser au point de lui valoir le prix Nobel en 1945? La conjugaison de deux événements va être décisive: en 1938, tout d'abord, deux chimistes d'Oxford, Howard Walter Florey et Ernst Boris Chain, s'enthousiasment pour la pénicilline dont ils avaient récupéré un échantillon, sans reprendre contact avec Fleming qu'ils croyaient mort! Ce sont eux qui vont monter une équipe et enfin réussir à purifier la substance. En 1939 ensuite, le début de la Seconde Guerre mondiale rend plus urgent que jamais le recul de la mortalité des soldats. Les États-Unis ont plus de ressources que la vieille Europe par ailleurs étouffée par le conflit. Florey et Chain traversent donc l'Atlantique pour trouver des subsides et des moyens de production industrielle.
Une démonstration sans appel
Leur stratégie va payer. En 1941, après des essais cliniques réussis sur des souris, un homme reçoit pour la première fois une dose de pénicilline. L'état d'Albert Alexander, un policier britannique atteint d'une sévère septicémie, s'améliore mais la pénicilline vient à manquer et il meurt après une rechute. La démonstration est sans appel. Le Lancet officialise enfin l'effet thérapeutique du "bébé" de Fleming. À la fin de la guerre, avec des dizaines de milliers de vies épargnées grâce à sa découverte, "Little Flem" devient un véritable héros. Anobli en 1944, il est colauréat du Nobel avec Florey et Chain, l'année suivante. Toujours humble et discret, il dira jusqu'à sa mort en 1955 que les deux chimistes méritaient ce prix bien plus que lui. À un journaliste qui lui demandait pourquoi il n'avait pas breveté une découverte qui l'aurait rendu richissime, il a simplement répondu: "Je n'y ai même pas pensé."
Sources
La Vie de sir Alexander Fleming, biographie d'André Maurois (éd. Hachette, 1959).
Site officiel des prix Nobel: nobelprize.org.
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